Entretien croisé avec Babacar Ngom, Président du Club des Investisseurs du Sénégal (CIS) et Jean-Marie Ackah, Président de la Confédération Générale des Entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI)
Quelles sont les mesures immédiates que les Etats africains, ceux de l’UEMOA en particulier, devront prendre pour encourager l’émergence des champions nationaux et régionaux?
Jean Marie Ackah : Les entreprises qui ont le potentiel d’être des champions nationaux et régionaux doivent faire l’objet d’un accompagnement spécifique de la part des Etats car elles jouent un rôle fondamental dans la transformation économique et la création de prospérité pour leurs pays. A l’instar de ce qui a été fait par les économies émergentes (Malaisie, Maroc,…), il s’agit de soutenir le développement de ces entreprises à travers, notamment, une politique ambitieuse de contenu local, la mise en œuvre d’un dispositif fiscal approprié, l’accompagnement pour l’accès au marché national et régional (préférence régionale), notamment dans le cas des marchés publics, le renforcement des capacités, l’accès à la technologie et l’accompagnement pour l’obtention des financements nécessaires à leur croissance par la mise en place de fonds de garantie, de lignes de crédit dédiées, de fonds souverains.
Babacar Ngom : Là-dessus, nous devons avoir moins de complexes car nous voyons même comment la première puissance mondiale donne aujourd’hui la priorité à ses entreprises. Les rapprochements et les fusions devraient également être encouragés pour favoriser la naissance de grands groupes nationaux. Mais au final, la clé, c’est avant tout la volonté politique ; celle d’avoir un secteur privé national fort capable d’accompagner l’ambition d’émergence.
Quels sont les principaux obstacles que rencontrent vos entreprises en phase d’expansion régionale ?
Jean Marie Ackah : Premièrement, l’environnement des affaires qui ne facilite pas le développement des entreprises. En effet, créer une entreprise, acquérir un terrain industriel, obtenir une licence ou un titre de propriété, peut relever du parcours du combattant. Ensuite, en dépit des accords régionaux de libre-échange, certains pays de la région n’appliquent pas les règles dont la région s’est dotée ou instituent des barrières non-tarifaires qui rendent difficiles, voire empêchent les échanges commerciaux. Le dernier obstacle que l’on pourrait citer concerne les procédures ou les documents qui ne sont pas suffisamment harmonisés.
Babacar Ngom : Peut-être rappelons pour commencer que nous sommes les premiers responsables de l’expansion de nos entreprises, par la qualité de notre gestion et la pertinence de nos choix stratégiques. Cela dit, s’installer dans un autre pays de la sous-région devrait effectivement être beaucoup plus facile pour des zones de libre- échange. La vérité est que nous rencontrons les mêmes freins administratifs que dans nos propres pays, décuplés par les contraintes culturelles et logistiques, à tel point qu’on se demande quelquefois si faire des affaires n’est pas plus facile pour un français venu de loin que pour l’entreprise du pays voisin. Là-dessus, nous avons du travail pour faire bouger les mentalités, notamment dans nos administrations respectives.
Par le passé, le financement était un obstacle pour les entreprises africaines. Ce problème est-il dépassé?
Jean Marie Ackah : L’accès au financement demeure une contrainte au développement des entreprises, notamment les PME, en Afrique. Pour les micros et petites entreprises, l’accès au financement et le coût du crédit restent l’obstacle majeure à leur croissance. A cela, il faut ajouter une offre de financement peu diversifiée. Les mécanismes alternatifs de financement (crédit-bail, affacturage, capital investissement,…) sont encore peu connus et utilisés, alors que les besoins en investissement, pour se doter d’un outil de production performant et développer notre capacité d’offre, sont importants.
Babacar Ngom : Le financement est peut-être plus facile pour des entreprises d’une certaine taille comme les nôtres, mais le financement de l’économie, notamment des PME, reste effectivement un frein considérable. Nous avons notamment besoin de plus d’instruments pour accompagner les entrepreneurs, et sans doute en partie avec des solutions venant du secteur privé. C’est pour cela par exemple que le Club des Investisseurs Sénégalais envisage la mise en place d’un fonds d’investissement.
La ZLECA est perçue comme un signe d’espoir pour les uns, une crainte pour les autres. Quel est votre sentiment par rapport à ce futur marché unique africain ?
Jean Marie Ackah : La ZLECA est une belle opportunité de croissance pour les entreprises. En effet, elle contribuera à leur donner accès à un vaste marché continental d’environ 1,2 milliards de consommateurs. De plus, le commerce intra-africain sera facilité par l’élimination progressive des barrières douanières et tarifaires, ce qui aura pour conséquence de densifier les échanges commerciaux entre pays africains. La mise en œuvre du marché unique africain sera facilitée si les blocs économiques régionaux existants sont effectivement bien intégrés. Le principal défi consistera donc à accélérer l’intégration régionale sinon les marchandises circuleront mieux vers d’autres pays d’Afrique que vers nos voisins d’Afrique de l’Ouest. Mais les négociations restent difficiles car les pays ou entreprises qui produisent les mêmes biens vont se faire d’avantage concurrence et c’est ce qui explique certaines réticences.
Babacar Ngom : Avec 55 pays membres de l’Union africaine (UA) et un PIB cumulé de 2.500 milliards de dollars, il est clair que nos entreprises ont besoin du vaste marché de la ZLECA pour grandir, changer d’échelle et affronter la concurrence mondiale. Le commerce intra-africain est effectivement beaucoup trop faible et le faire passer de 16% actuellement à 60% en 2022 est un formidable objectif. Il faut juste le faire de façon planifiée, pour que des champions émergent de toutes les régions d’Afrique. Dans ce domaine, l’Afrique de l’Ouest en particulier a un gros rattrapage à faire et ceci doit être un souci constant, non seulement du secteur privé, mais aussi des Autorités de l’UEMOA et de la CEDEAO.
Le protectionnisme bat son plein entre les grandes économies. L’Afrique doit-elle continuer à ouvrir ses marchés ou, au contraire, doit-elle prôner une sorte de réciprocité ?
Jean Marie Ackah : Je crois que ce n’est pas vrai de dire que le protectionnisme bat son plein, en se basant sur le fait que deux ou trois pays, fussent-ils importants, optent pour cette politique. Le choix d’une politique d’ouverture ou de protection doit être guidé par des choix et non par une mode ou par mimétisme. L’ouverture des marchés est bénéfique pour l’Afrique qui n’a pas pour l’instant les moyens de s’auto-suffire ni la technologie adéquate dans tous les domaines. Aujourd’hui, rares sont les produits qui sont fabriqués de A à Z dans un même pays. Comment donc s’intégrer dans les chaînes de valeur mondiale sans cette ouverture ? Toutefois, celle-ci doit se faire de façon éclairée et stratégique afin de garantir qu’elle profitera effectivement à nos Etats. Les accords de libre échange donnent toujours la possibilité de protéger quelques secteurs. Il s’agit ainsi de promouvoir une ouverture des marchés qui favorise la transformation structurelle de nos économies, l’émergence des champions nationaux, le transfert de technologie, le développement des compétences, une croissance inclusive et des partenariats gagnant-gagnant.
Babacar Ngom : il est vrai qu’ouvrir d’un coup nos marchés n’aurait pas de sens, car nos gros concurrents sont aujourd’hui plus compétitifs. Il faut s’ouvrir de façon intelligente. Il y’a des domaines où nous souhaitons devenir des acteurs forts et d’autres où c’est moins le cas. L’ouverture doit être liée à cela, et être progressive, avec un renforcement accéléré des marchés régionaux pour aider nos entreprises à changer d’échelle et à mieux se préparer.
Est-il facile pour une entreprise ivoirienne de s’installer au Sénégal et pour une entreprise sénégalaise de s’installer en Côte d’Ivoire?
Jean Marie Ackah : L’appartenance commune à l’UEMOA et à la CEDEAO, la réglementation des affaires quasi-similaire, le partage d’une même monnaie et d’une même langue facilitent l’installation des entreprises sénégalaises en Côte d’Ivoire et vice-versa ; même si des difficultés liées aux procédures administratives internes et aux habitudes subsistent. Pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, le Président Houphouët a toujours prôné une politique d’ouverture qui a facilité l’implantation chez nous de nombreux sénégalais.
Babacar Ngom : Il faut reconnaître que c’est de plus en plus facile, mais nous devons aller plus loin. Mon sentiment est que nos entrepreneurs dans les différents pays doivent développer la co-entreprise, les joint-ventures et les projets communs pour faire émerger des champions régionaux. Pour cela, nous devons renforcer les espaces d’échange, de dialogue et de partage entre les hommes d’affaires de nos pays, à l’échelle de l’UEMOA et de la CEDEAO notamment, afin de renforcer les synergies.